24h dans une tempête historique, à la merci des éléments

Le projet de faire la Long Trail dans les Montagnes Vertes du Vermont nous est venu, à ma conjointe et à moi, il y a quelques années, mais c’est seulement cet été, en juillet 2023, que les astres se sont alignés pour notre aventure.

Il est 8h30. Nous débarquons de la voiture, prêts à affronter les 439 km de la Long Trail du nord au sud (ou SOBO pour Southbound). Nous remercions notre amie d’avoir pris le temps de nous conduire au Journey’s End Trail, cet endroit si reculé. Nous avons tout planifié: les itinéraires possibles (A, B et même C), nos boîtes de ravitaillement sont envoyées par la poste, les chats ont la climatisation à la maison et les réserves d’eau sont à 100%. La partie nord du sentier est la plus difficile, alors si tout va bien dans cinq jours, rien ne pourra nous arrêter.

Nous arrivons au Northern Terminus, soit à la borne qui se situe sur la ligne entre le Canada et les États-Unis, la journée va pour le mieux, il fait soleil et on peut voir l’horizon. Ces premiers kilomètres sont un bon réchauffement, il ne faut pas nous surpasser, mais prendre bien soin de marcher à notre rythme. Nous croisons quelques personnes qui sont venues faire une randonnée d’un jour en forêt jusqu’à Carleton Mountain (808 m), ce à quoi nous ne nous attendions pas vu l’endroit reculé où nous nous trouvons.

À l’heure du dîner, nous nous arrêtons au premier Lean To, le Shooting Star, pour manger et pour remplir nos réserves d’eau. Déjà huit km de passés, il n’en reste que six aujourd’hui, alors rien ne presse. L’eau disponible provient d’un puits que l’on doit pomper pour en extraire son liquide si précieux. Malheureusement, même filtrée, l’eau a un goût de soufre et une teinte jaune, mais elle est potable et buvable. Un peu avant de partir pour la deuxième partie de la journée, nous croisons Josh, un autre randonneur qui entame lui aussi la randonnée nord-sud. Il va aussi remplir ses réserves d’eau au puits tandis que nous regagnons le sentier. Quelques minutes plus tard, nous entendons les voix de deux autres personnes qui arrivent au Lean To et qui nous suivront probablement eux aussi.

L’ascension vers Doll Peak (1 038 m) va assez bien, nous prenons notre temps, mais nous avançons à vitesse constante. Le ciel s’ennuage tranquillement et le tonnerre se fait entendre au loin. Rien à craindre pour l’instant, nous ne sommes pas à découvert. Josh nous dépasse sur le sommet, il espérait passer Jay Peak avant la fin de la journée, mais il a trop de retard et il se méfie des orages.

Après la dernière descente, nous nous retrouvons au Lean To Laura Woodward; Josh nous a devancés de quelques minutes, nous nous étions à peine perdus de vue. Il s’installe d’un côté de l’abri et nous, de l’autre, en nous lançant quelques questions à propos de notre équipement et de notre historique de randonnée. Nous allons chercher de l’eau à la source un peu plus bas. C’est une belle eau, limpide et inodore. Parfaite pour remplacer nos réserves de la source précédente.

Le tonnerre se fait de plus en plus présent. Nous finissons d’installer nos matelas et sacs de couchage quand Tom et Karen, ceux que nous avions entendus au loin, nous rejoignent au Lean To. Nous nous déplaçons un peu pour leur laisser de l’espace pour installer leurs lits, mais l’ambiance n’est pas très bonne. Il n’y a ni bonjours, ni présentations, ni remerciements, ni regards. C’est tout comme si nous n’étions pas là. Il y a même quelques critiques et jugements à propos de certaines de nos décisions (sommes-nous véritablement invisibles?) Toutefois, ils discutent volontiers avec Josh. Notre accent québécois les effraie peut-être…

Le tonnerre se tait et quelques gouttes tombent au moment de commencer à souper, mais ces gouttes se font rapidement de plus en plus nombreuses. Il est près de 20h et le ciel est déjà très sombre. Nous nous installons pour dormir au son martelant des milliers de gouttes qui percutent fortement le toit de tôle, espérant que ce soit plus calme demain matin.

Première journée : 14,5 km, +953 m / -547 m

La nuit est complètement noire, le toit résonne constamment et parfois si fort qu’il est impossible de dormir. Pendant la nuit, j’allume ma lampe frontale afin de voir ce qui se passe réellement, mais je vois seulement de l’eau. Partout, rien que de l’eau. Il est difficile de savoir si nous avons réellement dormi ou si nous avons rêvé que nous dormions, car le bruit était infernal.

Les premières lueurs nous permettent de constater que les pluies ont été torrentielles; il est pratiquement impossible de mettre le pied à l’extérieur du Lean To sans le poser dans 5 cm d’eau. Nous patientons un peu dans l’espoir que ça s’arrête, mais vers 7h, nous sommes résignés: ainsi sera notre journée!

Je vais chercher de l’eau à la source, mais ce qui était la veille un sentier est aujourd’hui un ruisseau et l’eau, qui était cristalline, est devenue brunâtre. Sur le retour, j’évite le sentier: c’est plus facile de couper par le bois. J’aperçois alors une tente qui a été installée derrière le Lean To au cours de la nuit et deux hommes s’affairant autour. Je ne sais pas s’ils m’ignorent ou s’ils ne m’ont pas vu, mais il n’y a aucun croisement de regard. Ils ont dû passer une nuit horrible.

Josh décide de plier bagages et de déjeuner plus tard, sur le sentier. Tom et Karen prennent un déjeuner en vitesse avant de partir et nous, nous revoyons nos plans. Nous devions faire une journée de 21 km avec deux grosses ascensions, mais dans ces conditions, nous prévoyons plutôt en faire 13.

Sur le sentier, nous réalisons rapidement que notre journée se passera les deux pieds complètement dans l’eau. Rares sont les endroits où nous marchons sur la terre ferme. Des étangs se sont créés où le sol est relativement plat et des rivières et des chutes d’eau se sont formées à des endroits où il n’y en avait définitivement pas avant.

Nous atteignons le sommet brumeux de Jay Peak (1 209 m). La pluie semble s’être calmée un peu, mais le vent y souffle suffisamment fort pour que nous souhaitions retourner dans la forêt afin de nous en protéger. C’est sans trop profiter du décor que nous passons le cap rocheux et entamons notre descente.

La situation des sentiers ne s’améliore guère, il pleut toujours et nous marchons encore dans des ruisseaux. Depuis très longtemps, nos bottes se sont remplies d’eau, alors nous ne faisons plus vraiment attention où nous mettons les pieds, nous évitons seulement de marcher dans les lacs vaseux qui avalent facilement la moitié de nos bâtons. Il est impossible de prendre des photos: mon appareil est dans un étui imperméable, dans un sac imperméable et il a quand même trouvé une façon de prendre l’humidité. Mon téléphone est incontrôlable, car il est impossible d’assécher l’écran pour utiliser le tactile (il a d’ailleurs rendu l’âme le lendemain) et même ma montre de randonnée, supposée être étanche, est embuée.

Après quatre heures de marche, quatre kilomètres plus tard, nous arrivons à Jay Camp pour le lunch. Nous avions l’impression d’avoir conservé un bon rythme, car nous ne nous étions pas arrêtés, mais les éléments avaient le dessus.

Le sentier. Photo prise le lendemain.

Lorsque nous nous apprêtons à quitter le refuge, Tom et Karen arrivent à leur tour pour le lunch. Nous les avions dépassés puisqu’ils avaient pris une pause au sommet de Jay. Quelques minutes après, les deux hommes de la tente arrivent à leur tour, un père et son fils, mais sans dire un mot, ils repartent immédiatement. Décidément, les civilités ont été emportées par la pluie.

Pendant la seconde partie, la pluie s’arrête puis recommence. Sachant que nous n’avions progressé que de quatre km et que nous devions en parcourir neuf en après-midi, nous devions rester motivés. Bien que nous marchions généralement sur la crète, il y avait tout de même des ruisseaux qui pouvaient avoir 1’ de profondeur dans les sentiers. Les deux derniers kilomètres en descente ont pris, à eux seuls, deux heures à parcourir au lieu de 30 minutes.

C’est vers 17h que nous atteignons enfin Hazen Camp, déjà bien rempli par Josh qui était arrivé une heure avant nous et par un groupe de quatre randonneurs qui se dirigeaient vers le nord. Par chance, nous pouvons avoir le dernier lit disponible. Le temps de s’installer, Tom et Karen arrivent au refuge, mais par manque de place et étant donné les conditions météorologiques, ils s’installent sur le plancher, dépités.

Il va sans dire que neuf personnes dans un espace très limité, c’est 18 bottes humides et autant de semelles et de chaussettes accrochées tout autour, le tout dans des odeurs inmélangeables d’humidité, de transpiration et de nourriture, la situation parfaite pour déguster la mousse au chocolat que j’avais dissimulée dans mon sac pour l’anniversaire de ma conjointe. Bonne fête, mon amour!

Ceux qui ont du réseau nous font part de la situation: pluies diluviennes, inondations, glissements de terrain, routes et sentiers emportés par les rivières, routes fermées ou impraticables. L’état d’urgence a été décrété dans plusieurs villes du Vermont.

Trempés et frigorifiés, nous nous couchons très tôt dans ce que nous avons d’encore sec, le son de la pluie martelant sans relâche sur le toit de tôle. Nous ne sommes pas en état de prendre une décision.

Deuxième journée : 13 km, +780 m / -954 m

Au cours de la nuit, il y a une accalmie. Sans le dire, nous croyons tous que c’est enfin fini, mais vers 6h du matin, le tambourinement de la pluie reprend de plus belle, à notre grand désespoir.

Nous considérons la situation dans son ensemble, sans connaitre tous les détails, et pour notre sécurité, nous décidons finalement de rebrousser chemin vers le nord jusqu’à la route VT242, à 8 km d’où nous sommes. C’est un long trajet qui a déjà été pénible à faire la veille, mais c’est le plus sécuritaire dans les circonstances (d’autant plus qu’il nous est connu), car nous savons que la route est encore accessible. Josh décide quant à lui de continuer seul sa route vers le sud et lorsque nous partons, Tom et Karen se demandent encore quel itinéraire leur conviendra le mieux pour sortir du sentier.

Le sentier

Sur le chemin du retour, la pluie cesse. Nous pouvons constater les dommages que toute l’eau tombée a faits au sentier. Ce dernier a généralement perdu la couche de terre qui le recouvre, les racines des arbres ont été mises à jour et certains éléments aménagés ont été emportés. Au sommet de Domeys Dome, nous sommes en mesure de recontacter notre amie qui est venue nous conduire au sentier quelques jours plus tôt pour qu’elle vienne nous « sortir de là », mais comme elle ne peut venir que le lendemain, nous tentons quelques appels aux auberges des alentours. Nous avons la chance de parler à Karla, qui exploite The Woodshed Lodge et qui nous offre généreusement de venir nous chercher au Trailhead, ce qui nous simplifie grandement la vie.

Arrivés à l’auberge, nous faisons la connaissance de Banjo, le jovial bouvier australien des propriétaires, qui aime beaucoup jouer et sauter dans l’étang. Nous faisons sécher nos pieds au soleil. Nos bottes, quant à elles, prendront plusieurs jours pour évacuer toute l’humidité qu’elles ont emmagasinée. Après être passés sous la douche et s’être habillés avec du linge propre et sec, Karla nous offre de prendre sa voiture pour aller faire quelques achats au Convenient Store et dans une petite brasserie où nous commandons une « poutine ».

Nous prenons connaissance des dernières nouvelles et planifions la suite de nos aventures, qui seront cette fois-ci moins hasardeuses et plus conventionnelles.

Abandonner notre projet de marcher la Long Trail n’a pas été une décision facile, mais c’était la décision sensée à prendre. S’il nous était arrivé quoi que ce soit dans la forêt, il n’y aurait possiblement eu personne pour nous aider avant des jours et nos passages dans les différentes villes de ravitaillement n’auraient sûrement pas été les bienvenus avec l’état d’urgence en vigueur. D’ailleurs, le bureau de poste à Johnson, la première ville où nous avons envoyé une boîte de ravitaillement, est fermé au moment d’écrire ces lignes. Même si nous avions décidé de poursuivre notre aventure vers le sud, nous n’aurions pas pu récupérer notre boîte de nourriture.

En 24h, c’est entre 150 mm et 225 mm de pluie qui sont tombés, la même quantité d’eau que pendant tout le Mud Season (la fonte des neiges printanière). Arrivés à la maison, nous avons reçu une alerte : « Vermont Flood Watch for Thursday to Friday », une autre tempête avec de possibles inondations et des tornades dans le nord du Vermont ce jeudi. Avec tous les changements climatiques drastiques, qui sait ce que Dame Nature nous réserve dans le futur… Espérons seulement que Josh est en sécurité.